mardi 13 décembre 2016

Recension : « Les peintres de l’invisible - Le Greco, Rembrandt, Vermeer et autres messagers de l’infini » de Laurent Dandrieu (Cerf)


Ce n’est pas le premier ouvrage de Laurent Dandrieu, rédacteur en chef Culture à l’hebdomadaire Valeurs actuelles, sur des questions liées à l’expression artistique. C’est ainsi qu’il a notamment publié chez le même éditeur La Compagnie des anges. Petite vie de Fra Angelico, en 2014, et Le Roi et l’architecte. Louis XIV, le Bernin et la fabrique de la gloire, en 2015. Le présent ouvrage rassemble des articles parus dans différents magazines, notamment des comptes rendus d’expositions, ainsi que le texte d’une conférence et un inédit. 

Récemment, au sein de l’Église orthodoxe russe, Vladimir Légoyda, président du département synodal pour les relations de l’Église avec la société et les médias, a observé à propos de l’opéra-rock « Jésus-Christ superstar » : « L’Église ne réprime pas la créativité, en bénissant les artistes qui s'inspirent de sujets évangéliques ». Il a complété son propos en expliquant qu’il existe une nette différence entre des représentations blasphématoires et des représentations non-canoniques des choses saintes. Cela rappelle que l’Église orthodoxe ne rejette pas des formes artistiques qui, si elles ne s’insèrent pas dans l’espace liturgique, comme les icônes (sur ce sujet: L'iconographe et l'artiste de Jean-Claude Larchet aux éd. du Cerf), n’en témoignent pas moins de la lumière du message chrétien dans le monde selon leur démarche propre. La problématique évoquée dans l’ouvrage en question, à savoir l’expression de la présence de l’invisible et du divin dans la peinture, est au cœur de la démarche de nombreux artistes de confession orthodoxe. Nous le savons par maintes discussions. Cet ouvrage leur apportera de précieux éclairages et nourrira leur réflexion et, par-delà, leur expression artistique.

Laurent Dandrieu aborde des œuvres religieuses du christianisme occidental de la Renaissance à aujourd’hui. Il est à remarquer, en lien avec ce que nous avons précisé dans le paragraphe précédent, que Le Greco, un des artistes abordés, a commencé comme peintre d’icônes dans son île de Crète natale, donc dans la tradition orthodoxe. Comment représenter l’invisible dans l’art, et plus précisément ici dans l’art pictural ? Telle est la question qui traverse cet ouvrage. En effet, souligne son auteur, « représenter le Christ est une chose; donner à voir, ou du moins à pressentir, la dimension spirituelle du monde, cette présence familière du divin parmi les choses de la Terre que Jésus est venu sceller, en est une autre. » Comment montrer notre monde et en même temps, au cœur de celui-ci, intimement mêlé, le monde divin, présent et agissant mystérieusement ? 

En scrutant la vie des peintres et surtout leurs œuvres, Laurent Dandrieu dégage quelques grands principes. Tout d’abord, pour peindre la divine présence, pour la faire apparaître tout à la fois avec force et délicatesse, il est indispensable que l’artiste soit lui-même imprégné de celle-ci. Il reprend pour Fra Angelico des observations de Vasari, son premier biographe, au milieu du XVIe siècle, disant que « si l’on travaillait pour le Christ, il fallait vivre sans cesse près du Christ. », ou encore, toujours à propos de l’artiste florentin : « Il était si proche du Christ et des saints qu’il pouvait les peindre tels qu’il les percevait en vivant avec eux. » Le peintre offre à voir sur ses toiles le témoignage de sa propre expérience de l’invisible. C’est une constante que scrute Laurent Dandrieu chez les différents artistes qu’il aborde. Leurs œuvres témoignent de leur vie intérieure. Il reprend ainsi une observation d’un auteur de la fin du XIXe siècle disant de Philippe de Champaigne que sa peinture « était une forme de prière ». A propos de l’avant-dernier peintre abordé dans l’ouvrage, le contemporain George Desvallières (1861- 1950), considérant sa peinture, il note : « c’était sa vie même, le battement de son âme, le fruit de ses souffrances, de ses angoisses, de ses douleurs, de ses prières, de son espérance, de sa foi et de sa charité. » 

En prolongement logique, la grande idée-force du livre est celle de l’incarnation. Dans chacun de ses portraits et dans l’examen de telle ou telle œuvre, Laurent Dandrieu s’y attache et ce principe revient, sous différentes facettes, comme un leitmotiv. Ainsi à propos de Fra Angelico, il proclame avec un élan presque incantatoire la relation étroite de l’ici-bas et du Royaume d’en haut: « la peinture de Fra Angelico, c’est la proclamation lumineuse qu’il n’y a pas deux réalités, celle de la Terre et celle du Ciel, mais un seul royaume de Dieu dans lequel nous sommes déjà plongés ; il n’y a pas deux mondes, le visible et l’invisible, le naturel et le surnaturel, mais un seul, qui forme une seule et unique réalité, sans solution de continuité. » Il reprend l’expression d’« humanité sacrale » pour son œuvre qui, dit-il, investit le quotidien d’une dimension surnaturelle et établit une « fraternité entre le visible et l’invisible ». Il relie les fondements de la foi et l’expression artistique en observant : « Dans sa peinture comme en théologie, la grâce ne détruit pas la nature, elle la couronne. » Pour Laurent Dandrieu, c’est Vermeer « qui a trouvé le plus parfait point d’équilibre, ou de fusion, entre le matériel et le spirituel, entre le contingent et l’éternel. » Comme d’autres du Siècle d’or hollandais, il scrute le réel pour atteindre le surnaturel note également notre auteur. 

Le troisième principe majeur est l’importance de la lumière et de ce qu’elle révèle. Chez Fra Angelico, Laurent Dandrieu note la « subtilité de ses lumières », ainsi qu’une « éclatante lumière dorée ». C’est dans le chapitre consacré à Rembrandt qu’il s’y attarde davantage, eu égard à l’importance décisive de la lumière dans les œuvres du peintre hollandais qui se déploient dans le clair-obscur. Elle figure même dans le titre du chapitre, qui est aussi son fil conducteur : « Rembrandt, la lumière qui surgit des ténèbres ». C’est par le « sacrement de la lumière », selon une expression de Paul Claudel, que Rembrandt « révèle le caractère surnaturel du Christ » et qu’il montre comment se manifeste la lumière divine « dans la ténèbre de notre humanité ». Dans le dernier chapitre, sur le peintre contemporain François-Xavier de Boissoudy, la lumière est à nouveau explicitement au cœur de l’œuvre et de la démarche de l’artiste, « ce surgissement de la lumière au cœur des ténèbres, cette irradiation du Christ qui vient illuminer le chemin de ceux qui croisent sa route ». De Boissoudy quant à lui l’affirme clairement : « mes toiles ont un seul objectif : montrer le réel augmenté du spirituel, se matérialisant dans le surgissement de la lumière ». 

A la lecture de cet ouvrage stimulant, l’on se prend à désirer deux choses pour son prolongement. Tout d’abord des analyses plus poussées, plus détaillées, avec le même regard, de différentes œuvres. Ensuite, que des études similaires soient réalisées, toujours avec la même démarche, sur d’autres formes artistiques: musique, sculpture, photographie, cinéma, art textile, architecture, etc. De quoi constituer une bibliothèque qui rassemble les témoignages culturels conciliant l’ici-bas, et toutes ses incarnations, avec la présence divine œuvrant mystérieusement dans la réalité de chacun pour ouvrir un chemin ascendant vers le Royaume d’en-haut déjà subtilement présent au sein de notre monde.

 Christophe Levalois

En complément, vidéo: la présentation du livre par Laurent Dandrieu