Philippe Dautais, Éros et liberté - Clés pour
une mutation spirituelle, Nouvelle Cité, 2016.
Après Le chemin de l’homme
selon la Bible (Desclée de Brouwer, 2009), puis Si tu veux entrer
dans la vie - Thérapie et croissance spirituelle (Nouvelle Cité, 2013),
Philippe Dautais, prêtre orthodoxe qui dirige avec son épouse Elianthe le Centre Sainte-Croix en Dordogne, dans
la juridiction de la Métropole roumaine, vient de publier un nouvel ouvrage
passionnant et très éclairant eu égard aux défis qui se posent aujourd’hui à
nos sociétés, Éros et liberté -
Clefs pour une mutation spirituelle (Nouvelle Cité, 2016). Les
trois ouvrages ont en commun ce qui est très bien résumé par l’injonction dite
à Abraham : « Va vers toi » (Genèse 12,1), qui peut aussi être
traduit par « Va pour toi » (André Chouraqui), qui l’est plus souvent
par « Pars » ou « Sors », en sachant qu’aller vers soi
permet aussi d’aller vraiment à la rencontre de l’autre et de la Création selon
le projet de Dieu pour l’être humain, en conjuguant construction d’une liberté
véritable avec la responsabilité.
Dans le premier ouvrage (Le chemin de l’homme
selon la Bible) différentes figures bibliques étaient saisies chacune
« comme le type même d’une étape dans la croissance spirituelle »
laquelle « trouve son accomplissement en Jésus Christ ». Le second (Si tu veux entrer
dans la vie - Thérapie et croissance spirituelle), s’appuyant sur les Évangiles
et la tradition philocalique, tout comme les deux autres, abordait le
« processus thérapeutique » de mutation de la personne prenant
conscience et dépassant ses blessures et ses souffrances pour entrer dans une
« dynamique d’accomplissement » et d’ « unité
intérieure » afin d’accéder à la « vraie vie » dont le pardon
est la « clé d’accès ». Le dernier ouvrage paru (Éros et liberté -
Clés pour une mutation spirituelle), dans le prolongement des deux
précédents et en intégrant leurs apports, aborde non seulement la question du
chemin de chaque personne, mais aussi de sa relation à l’autre, et par-delà les
conséquences sur la société et la Création, car tout est lié.
En effet, ce n’est pas le moindre intérêt de cet
ouvrage que de montrer combien la fermeture spirituelle, sa sécheresse et son
non-accomplissement entraînent des dégâts et même des catastrophes majeures
pour la société. Le mal intérieur de chacun, lorsque ce phénomène se multiplie,
ce qui est le cas aujourd’hui, s’étend alors non seulement à la personne et à
ses relations, mais aussi à l’ensemble de la société et à ses rapports avec la
Création, dont l’environnement. Finalement, les processus mortifères qui
touchent les individus se répercutent à grande échelle dans toute la société.
Ce qui est convoitise, avidité, cupidité, illusion, concupiscence et désir de
toute-puissance chez l’individu se traduit à l’échelle de la société par
l’association de l’individualisme avec la société de consommation, la
prédation, l’utilisation de l’autre pour son propre profit, par la
pornographie, où l’autre est une chose, un « objet de plaisir » et
une « matière sans âme », par la destruction des milieux naturels, la
frénésie du consumérisme qui décentre l’être et « met en péril l’avenir de
l’humanité », par l’ivresse de la démesure qui n’accepte aucune limite,
par la violence, la pauvreté et l’injustice pour un très grand nombre, ou
encore de nouvelles formes d’esclavage, etc. L’auteur montre bien que la racine
de ces questions aujourd’hui cruciales est spirituelle, « c’est donc dans le
cœur de l’Homme que doit s’opérer une mutation pour l’avenir de l’humanité.
Cette mutation est d’ordre spirituel, elle inclut la manière de comprendre la
Parole biblique ».
A la base de toutes les possibilités se trouve
l’éros « puissance et moteur de vie ». Il est au centre de l’ouvrage.
Mais, prévient tout de suite l’auteur cette énergie de vie « peut
fleurir dans l’amour, comme plénitude de la relation ou au contraire être
facteur de destruction ». C’est la question de la déviation des
énergies de vie, des passions, tant développée par les pères ascètes et la
tradition philocalique, qui est au cœur du riche et très éclairant exposé de Philippe
Dautais. Comment ce qui n’est pas révélé à soi-même, ce qui n’est pas nommé,
comme Adam a nommé les animaux au Paradis (Genèse 2, 19-20), ce qui n’est pas
guéri, devient non pas force de vie ascendante, positive, constructive et
transfiguratrice, également fondement de relations justes et authentiques, ce
qui est le projet de Dieu pour l’être humain, mais, au contraire ténèbres et
destruction de toutes sortes ? L’être humain devient alors extérieur à
lui-même, à sa réalité profonde, et même étranger à lui-même, c’est
« l’homme de l’exil ». Aussi ne manque-t-il pas d’examiner la
question du mal, à laquelle il consacre un chapitre, en soulignant le lien étroit
avec les passions et en affirmant que seul l’amour sauve, y compris « de
la perversion de l’amour ».
Pour éclaircir tout cela, l’auteur est aussi amené à
expliquer un certain nombre de termes d’usage courant, mais au fond très mal
compris aujourd’hui et, de ce fait, porteurs d’ambiguïtés souvent
dévastatrices. C’est le cas de ce l’on entend avec le mot amour. L’amour est
« la finalité de toute vie spirituelle », mais « la voie de
l’amour est exigeante et suppose conjointement un processus de transformation
intérieure et de maturité ». Aujourd’hui, on constate surtout une
« perversion de l’éros », car « au lieu de s’appliquer à sa
finalité naturelle : la croissance selon l’être intérieur, il s’investit
dans l’horizon existentiel et extérieur ». Le sens de la profondeur
est perdu. « L’univers se réduit alors au visible, à l’audible et
au palpable (…) Le vivant est réduit à une collection d’objets. »
Aussi, le désir « au lieu de s’ouvrir sur ce qui échappe, sur une
transcendance, (…) se replie vers un besoin sécuritaire de prédation. Esprit de
prédation jamais assouvi car le désir en l’Homme est infini. La rapacité pousse
à utiliser l’autre pour son propre profit ».
C’est également le cas de la question de la liberté.
« Selon la tradition spirituelle, nous ne sommes pas des êtres libres
mais en capacité de nous libérer ». Or, concernant la liberté de
nombreuses incompréhensions mènent sur des voies sans issues et mortifères.
Ainsi, elle est souvent confondue avec la licence. Là également, sans
transformation intérieure, pas de véritable libération possible. « Par
la liberté, l’Homme est appelé à devenir une personne responsable, co-acteur
avec Dieu de son propre destin par un dialogue continu ».
Mais l’ouvrage ne dresse pas seulement un constat de
la situation actuelle. Il décrypte les processus et les mécanismes mortifères,
mais également il explicite les voies de guérison intérieure et de
réorientation salvatrice de l’être. Il s’agit tout d’abord de revenir à
soi-même pour emprunter le chemin de la vie, ce qui « implique de
retrouver le chemin du cœur » qui ouvre à une vie spirituelle libératrice
en s’appuyant sur l’attention et la vigilance. Philippe Dautais expose les
enseignements des pères ascètes du premier millénaire dont les trois étapes de cette
libération intérieure sont : la praxis ou purification, la
contemplation de la nature ou théoria, l’union directe, personnelle à
Dieu ou théologia.
Pour l’être humain comme pour la société, l’enjeu se
résume à « muter ou mourir ». L’auteur y consacre des pages fortes en
constatant que « ce saut qualitatif est à vivre maintenant » car,
avec « une culture de mort », « nous nous précipitons vers
l’impasse ». Dans cette perspective, il examine le rapport au cosmos, tout
d’abord par l’alimentation et la sobriété, puis de manière plus générale par
l’écologie, en rappelant la dimension écologique de la Bible, mais aussi en
observant que l’être humain est « tissé de la même substance que le
cosmos » et que « ce que nous faisons au cosmos rejaillit de facto
sur l’humain ». Prenant l’exemple du Buisson ardent, il remarque :
« Le Buisson ardent nous enseigne que le cosmos visible est la parure
de l’invisible. Ce que l’on voit du cosmos n’est que l’apparaître des choses,
les apparences sont le voile d’une réalité plus profonde », car Dieu
œuvre en l’Homme et dans sa création. Cette réflexion le conduit au Christ, qui
est « la lumière qui éclaire tout homme venant en ce monde » (Jn 1,
9) et à la transfiguration de la matière, laquelle passe par l’eucharistie, communion
à la vie divine, au corps et au sang du Christ par « les substances
matérielles du pain et du vin ». Il reprend une phrase du théologien grec
Nikos Nissiotis : « Dieu a créé le monde (cosmos) pour s’unir à
l’humanité à travers toute la chair cosmique devenant chair eucharistique ».
En lui, dit-il, « le cosmos est devenu eucharistique. Non fermé sur
lui-même, mais rayonnement de la Présence mystérieuse de Dieu ». Car,
c’est en participant à Celui qui est la vie même, en étant illuminé par Lui,
que l’être humain devient pleinement vivant et pleinement une personne ouverte
à une ascension.
L’éclosion intérieure et la libération qu’elle amène
rendent possible une relation avec l’autre juste, positive, s’inscrivant dans
une dynamique de croissance. Cela conduit Philippe Dautais à la dernière partie
de son ouvrage, sur l’amour conjugal, qui constitue, peut-on dire, son
apothéose. Dans cette partie, son écriture, toujours limpide, devient quasiment
poétique par endroit. Évoquant l’élan d’amour, il observe : « exaltant,
stimulant, il transporte les êtres de telle manière que rien n’est plus pareil
même si tout est semblable. La dilatation du cœur transforme tout et fait
toucher la dimension vivante de la vie. Expérience qui ouvre sur les capacités
de dépassement et de transcendance que chacun porte dans sa profondeur ».
En effet, « la résonance profonde entre deux êtres est certainement ce
que nous pouvons éprouver de plus essentiel en ce monde. Elle correspond à
notre soif la plus intime, à notre attente la plus secrète ».
Seulement, « être amoureux est une chose, aimer en est une autre »,
remarque-t-il aussi. Aujourd’hui, constatant le nombre impressionnant de
divorces, « les couples se forment mais peinent à surmonter l’épreuve
de la différence et à transfigurer l’état amoureux en art d’aimer ».
Le couple est face à deux voies, dont il analyse les racines : une
croissance en commun de deux personnes qui se respectent dans la vie conjugale
ou un échec. Au passage, il met utilement en avant le mot
« chasteté » qui n’est pas la continence, mais « le respect de
l’autre dans son intégrité », « la chasteté conjugale s’inscrit
dans la considération de l’autre en tant que personne créée à l’image de Dieu ».
Les dernières pages, très belles, sont consacrées au
mariage, « voie royale vers l’accomplissement spirituel et la réalisation
de la personne », ce « sacrement de l’amour ». L’auteur souligne
que « le sens profond du mariage est le passage de la soumission aux
lois de la nature vers l’avènement du sujet libre et responsable. (…) Cette
expérience nous fait toucher d’une part la dimension essentielle de l’être et
d’autre part la vertu transcendante de la relation. Dans l’amour, nous accédons
à la profondeur de notre humanité et à la part la plus sublime de notre
singularité » Il donne en illustration les étapes du mariage orthodoxe
dont il explique la signification, en prolongement de ce qui précède dans
l’ouvrage.
La conclusion est une ouverture à l’accomplissement de l’être humain conduit par le Christ à l’amour vrai et fécond, l’amour don que traduit le mot grec agapè, qui porte les potentialités de l’éros au plus haut : « Dans la reconnaissance que tout est don, il n’y a plus de place pour la peur de perdre. Au contraire, plus on se dépouille, plus on s’enrichit. On s’appauvrit de ce que l’on ne donne pas et on s’enrichit de ce que l’on donne. Telle est la loi de l’amour. L’amour-agapè est kénotique. Il est effacement et non affirmation du soi contre l’autre, il est retrait pour que l’autre soit. Non plus moi mais toi. Il nous fait accéder à la révélation ultime du « Je » et du « Tu », l’un n’existant pas sans l’autre. Dans l’amour chacun est révélé à lui-même par l’autre. Communion des visages, avènement de la personne dans son unicité inaliénable. L’amour devient la possibilité pour chaque être humain d’accéder à son mystère profond, à sa dimension la plus originelle fondée en Dieu de toute éternité ».
Un livre précieux, car très utile
pour tous, non seulement à connaître, mais aussi à faire connaître.
Christophe Levalois